El Montassir part assurément à la rencontre de quelque chose de spectral lorsqu’il entreprend de réaliser Achayef. Les paysages diurnes et nocturnes hébergent un film qui fluctue entre essai et réalisme magique. Au fil des plans, s’offre à nous un Sahara aux paysages incessamment changeants, le point commun étant le trouble entre la fin de l’horizon et le début du ciel. Les ombres sculptent la surface du film, le brouillard assourdit les couleurs et le soleil les hurle.
Dans Achayef, il y a quatre personnages: Dah, le poète, Khadija, une Sahraoui qui refuse de parler, son fils Weld Sidi, et le narrateur-artiste qui nous guide. Car en effet, on ne s’engage pas dans le désert à l’aveugle. Ainsi, pour réaliser Achayef, El Montassir, ses amis et ses collaborateurs, suivent les pierres qui, dans le passé, permettaient aux anciens de se repérer et de se déplacer. Le titre, Achayef, se traduit littéralement par « quatre petites pierres invisibles » et permet à l’artiste de rendre hommage à ces boussoles minérales qui ont guidé les sédentarisés d’aujourd’hui. Achayef signifie aussi « Est-ce que tu vois ? », invitation à laisser nos yeux se faire guider par les fragments rocheux.
Au sol, à côté des pierres, ce sont les parterres de daghmous, ou Euphorbia Echinus, qui fascinent l’artiste. L’euphorbe endogène du sud-ouest du Sahara est tout à fait singulière du fait de ses tiges relativement longues et de ses six angles recouverts d’épines. Le daghmous pousse par paires rapprochées, assemblées au flan des dunes rocheuses, autrefois enraciné, à présent premier habitant de ce désert finalement fertile. Le daghmous est intimement authigène : il s’est formé sur place et reste dans le Sahara. Comme le rappelle Emanuele Coccia :
« Les plantes ne courent pas, ne peuvent pas voler : elles ne sont pas capables de privilégier un endroit spécifique par rapport au reste de l’espace, elles doivent rester là où elles sont. » […] « On ne peut séparer – ni physiquement ni métaphysiquement – la plante du monde qui l’accueille. Elle est la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmatique de l’être-au-monde. Interroger les plantes, c’est comprendre ce que signifie être-au-monde. »1
Les racines du daghmous font du monde souterrain un espace de communication, où, quand les épines ressortent, elles content les femmes et les hommes qui ont foulé le sable et les événements qui ont déplacé les peuples. Le daghmous devient alors un espace métonymique singulier pour l’artiste où la temporalité de la plante et celle des populations se retrouvent à la même échelle.
Protagoniste central d’Achayef, Khadija revendique son « droit à l’oubli » — ou « droit à l’opacité »selon Édouard Glissant dans La Poétique de la Relation (1990) — quand elle envoie El Montassir parler aux éléments non-humains qui peuplent le désert. L’artiste doit entrer en dialogue avec la flore Sahraoui s’il souhaite des réponses à ses questions : « Va demander aux ruines, au désert, au sable et aux plantes épineuses. Ils ont tout vu et tout vécu, et ils y sont restés. »2. En 1975, Khadija passe de nomade à sédentaire. Elle vit depuis à Boujdour et voit grandir El Montassir, l’ami de son fils Weld Sidi. Alors qu’elle n’est jamais retournée dans le désert, les jeunes hommes, eux, y marchent à la recherche de l’histoire qu’elle tient sous silence. Si l’expression de Khadija est directe dans son refus de parler, elle invite l’artiste-narrateur à aller voir du côté du lyrisme car, une fois dans le désert, sans l’aide de l’expression poétique de Dah, impossible pour les jeunes hommes de trouver leur chemin. Pour les nomades, comme dans Achayef, la poésie est la carte. La liste des lieux évoqués par Khadija compose une carte orale et mentale que la poésie vient matérialiser. Au Sahara, l’ordre des choses est renversé : la poésie ouvre d’autres voies afin que l’histoire prenne voix.
Certaines poésies traditionnelles Sahraouis relatent qu’afin de survivre, le daghmous — d’abord recouvert de fleurs et de feuilles — a été obligé de développer un système de résistance qui a modifié sa morphologie : alors « éclosent » ses épines. Les excroissances pointues deviennent une allégorie de cette loi du silence, du silence des voix. Weld Sidi compare le comportement des éléments et temporalités qui règnent au Sahara, au peuple sahraoui : les destins de la plante et des citoyens sont liés. Cette déclaration va dans le sens de Londa Schiebinger qui écrit :
« Les plantes figurent rarement dans les grands récits de guerre, de paix ou même de vie quotidienne en proportion de leur importance pour les humains. Pourtant, elles sont des artefacts naturels et culturels importants, souvent au centre d’intrigues intenses. »3
Ainsi, le daghmous est tour à tour point de repère, emblème et lieu de mémoire pour le Sahara. Empruntons un instant une particularité du théâtre de la Grèce antique. Le chœur est un groupe de personnes sur scène qui s’exprime d’une seule voix. Entre dialogues et chants, le chœur commente la tragédie qui se déroule sous ses yeux. Dans Achayef, je vous propose de diviser les protagonistes en deux sous-chœurs : ceux des souvenirs silencieux et ceux de la mémoire opaque. Les deux sous-cœurs incarnent deux générations : l’une qui s’interdit la parole, l’autre à la recherche d’un récit. El Montassir donne forme à cette jeune génération en quête d’explications à travers la figure de Weld Sidi, Chertate des temps modernes. Moitié humain, moitié animal mythique, Chertate est un personnage mythologique du Sahara qui marche sans cesse dans le but de se libérer et qui, en marchant, crée des récits fictionnels auxquels il finit par croire.
L’obstination mythologique de Weld Sidi entre en parfait écho avec la génération des souvenirs silencieux, notamment incarnée par Dah qui répond à toutes les questions par le même poème relatant une situation passée désespérée. Achayef nous emporte vers une hybridation des histoires nomades, des proses stratégiques et des mythes ancestraux. La voix (ou l’absence de voix) des protagonistes permet au groupe de la mémoire opaque de trouver une voie : la vibration des cordes vocales devient un guide trouble, une carte confuse à suivre malgré tout. Dans Achayef, le sonore devient spatial.
Ces dialogues de sourds et monologues aveugles prennent forme, pour El Montassir, dans le concept de post-mémoire tel que théorisé par Marianne Hirsch. Cette notion pense le rapport si particulier à un passé parental impénétrable par les futures générations ; ce qui est révolu est insaisissable et insondable. Fresco, lui, parle de « mémoire des cendres ». Nous pourrions quant à nous parler de « mémoire du sable » mais Hirsch, elle, parle d’une post-mémoire qui « reflète une instable oscillation entre continuité et rupture. »4 La post-mémoire est la structure donnée à la transmission de connaissances et d’expériences traumatisantes, et une conséquence d’un rappel au traumatique qui habiterait une nouvelle génération. L’investissement émotionnel et la projection d’un réel prennent forme dans la création d’une fiction qui, elle, est tangible. Marianne Hirsch écrit au sujet de l’art de la post-mémoire qu’elle :
« s’efforce à réactiver et à réincarner des structures mémorielles sociales/nationales et archivistiques/culturelles éloignées en les réinvestissant dans des formes esthétiques et méditatives résonnant avec l’individuel et le familial. »5
Animé par « la curiosité, l’urgence et le besoin frustré de savoir quelque chose du traumatisme »6, El Montassir structure sa quête — que nous nommerons ici Achayef — autour de ce double chœur. Il enchevêtre la post-mémoire familiale — du parent à l’enfant — et la post-mémoire par affiliation— des anciens vers les contemporains. Il transforme le récit personnel en une histoire collective.
Extrait du texte « De l’enfant de sable, au créateur à l’ombre des arbres d’épines : Abdessamad El Montassir, vers une esthétique du silence » par Taous R. Dahmani
1 Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, 2016, p. 11 et 13.
2 Dans le film (minutage?)
3 Londa Schiebinger, Plants and Empire, Harvard University Press, 2007, p.3.
4 Marianne Hirsch, « The generation of Postmemory », in Karen Beckman, Liliane Weissberg, On writing with Photography, University of Minnesota Press, 2013, p.205.
5 Marianne Hirsch, « The generation of Postmemory », in Karen Beckman, Liliane Weissberg, On writing with Photography, University of Minnesota Press, 2013, p. 210.
6 Marianne Hirsch, « Postmémoire », Témoigner. Entre histoire et mémoire[En ligne], 118 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2015, p.206.