À la suite de l’invitation donnée par Angelin Preljocaj à imaginer les décors de son Lac des cygnes, Boris Labbé réalise une vidéo d’environ 25 min sobrement intitulée Le Lac. Cette œuvre résolument contemporaine questionne notre rapport à la nature et nous force à nous remettre en question face à l’urgence écologique. Mais plus encore, c’est une vision entropique de l’univers qui nous est donnée à voir. Tout n’est-il pas finalement voué à disparaître?
L’œuvre se construit comme un diptyque. Deux écrans sont installés l’un à côté de l’autre et se complètent ou se confrontent selon ce qui y est visible. À l’entame de la vidéo, à gauche, c’est la nuit. Une lune énorme, pleine, éclaire une forêt en contrebas dans des tons bleutés. La musique elle-même évoque un nocturne, nous entendons, des insectes, des bruits de branchages qui craquent, des sons feutrés. Grâce à un traveling latéral, on s’enfonce dans cette forêt ténébreuse. Au fur et à mesure, la lumière traverse de plus en plus difficilement les frondaisons.
Dans l’écran de droite, nous voyons de grands arbres se refléter dans un lac. Cet îlot de verdure, lui en plein jour, est mis à mal, d’abord par la musique qui change et laisse entendre des bruits métalliques, stridents, puis par des bâtiments, une grue et une construction en métal, qui émergent du sol et envahissent l’espace. La musique devient froide et inquiétante. Les arbres remuent et semblent se débattre. Dans un zoom, la caméra semble s’avancer vers eux, les usines et autres bâtiments industriels sont comme poussés hors champ. Ultime sursaut pour sauver ce qui peut encore l’être. La musique devient de plus en plus angoissante alors qu’à gauche, une autre source de lumière apparaît.
Celle-ci venant de l’espace du spectateur tel un immense spot lumineux qui éclaire la forêt comme en plein jour. Enfin, les arbres disparaissent et laissent totalement place au lac, immense nappe bleue qui se confond entièrement avec le ciel jusqu’à ce que la lune réapparaisse et vienne s’y refléter. Un brouillard épais monte, noir et opaque, il n’y presque plus rien à voir. La lune blanche devient noire et plonge dans le lac. À droite, l’image se brouille également. Nous sommes désormais au cœur d’une forêt malade, les arbres meurent peu à peu, tout semble toxique. La caméra semble effectuer un zoom arrière, le lac est à nouveau visible. Il semble vibrer avec la musique électronique composée de nappes sonores profondes.
Des deux côtés, nous ne savons plus ce que nous voyons, les images à la limite de l’abstraction montrent avec difficulté leurs référents. Alors qu’une musique plus classique est jouée, des cordes vraisemblablement, nous nous demandons ce que nous sommes en train d’observer. À gauche, sommes-nous sous l’eau ? À droite, serait-ce les reflets de la roche sur l’eau ? Des montagnes enneigées ? Une aurore boréale ? Tout se mélange, la terre, la roche, la neige, l’eau. Le paysage devient difficile à distinguer, kaléidoscopique. Des touches de couleurs, rose, mauve, violet, orange, accentuent cet effet. Des deux côtés, tout n’est plus qu’élément liquide, tout semble glisser dans un mouvement descendant, même le sens.
À gauche, nous ne savons plus où nous sommes, variations bleues la nuit. Les reflets bleutés des rais de lumières dans l’eau semblent devenir étoiles, voie lactée, aurore boréale, constellations, feux d’artifices, ou alors planctons, méduses. Qu’importe. Nous voyageons dans cet espace sublime et magnétique. Alors que l’on s’enfonce encore, on a la sensation de revenir à la surface du lac. Mise en abîme de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Images quantiques en somme. Le photon a la même échelle que l’étoile. La courbure que dessine le bord du lac, dont le bleu turquoise marque la limite entre le bleu nuit du ciel et l’outremer de l’eau, ressemble à celle de la terre vue de l’espace. Tout n’existe plus que dans un flux incessant. “Le monde comme l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien” comme le dirait Heidegger.
Changement de décor, à gauche, une porte s’ouvre dans un bruit de grincement métallique sur un espace architectural construit par une perspective à un point de fuite qui s’enfonce à l’infini, vers l’abîme. À droite, comme en miroir, un espace quasi identique se matérialise avec un léger décalage. Ce lieu n’est pas accueillant. La musique, une fois encore, crée une ambiance sinistre (bruits d’eau qui coule, portes qui grincent, voix étouffées). Un graphique mathématique se superpose par transparence sur l’image, une courbe apparaît, elle avance, monte et descend, des chiffres s’emballent, défilent à toute vitesse, la musique accélère de manière frénétique… Puis, nous entendons des corbeaux qui croassent. Ceux-ci apparaissent sur l’écran de gauche. Les courbes du graphique sont remplacées par des lignes mouvantes, tels des drapés flottants. La musique se fait quasi religieuse, orgue de cathédrale.
Mais où étions-nous ? À gauche, nous retrouvons les usines du premier tableau. Toute présence de la nature à disparue. Les promoteurs ont gagné. À droite, nous voyons des formes liquides noires. On dirait le reflet de ce qui se passe dans l’écran de gauche. Puis, le ciel apparaît. Un ciel clair, nous sommes au-dessus des nuages, au plus près du soleil. Un oiseau vole et traverse l’écran, puis une nuée, traces que la vie existe encore. Le soleil irradie, éblouissant, mais se couvre. Des cliquetis, des bruits mécaniques, succèdent à une musique douce qui nous apaisait l’espace d’un instant. Des grincements stridents sont de plus en plus présents, à gauche, les mouvements des usines, bien vivantes, s’emballent.
Finalement, tout s’écroule dans un nuage de fumée blanche, puis noire. Et le ciel s’obscurcit. À gauche la ligne d’horizon est noire, à droite elle est blanche, le ciel est-il notre dernier espoir ? Les corbeaux chantent toujours, oiseaux de malheur. Le ciel s’obscurcit toujours plus, il pleut, et tout est noir. C’est la fin.