Comment les progrès techniques ont-ils changé nos perceptions du monde ?
La lévitation, c’est en premier lieu se libérer de la pesanteur et donc la possibilité de changer de point de vue en prenant de la hauteur. Le fait de prendre de la hauteur change complètement la vision que nous avons des choses : elles sont plus petites, elles sont diluées dans l’espace à perte de vue. C’est ce qui est déjà en jeu dans la cartographie. La carte est ce qui nous permet de visualiser un espace physique connu ou inconnu. Elle est une manière abstraite d’appréhender le monde et suppose que nous l’ayons déjà arpenté pour pouvoir le représenter. Elle est une vue de haut, une transposition aplanie de l’espace parcouru réellement. Elle n’est jamais neutre, elle présente des informations (politiques, démographiques, économiques,…) et dit davantage de notre manière de comprendre un espace que de l’espace lui-même. Maîtriser la cartographie, c’est en quelque sorte maîtriser le monde. C’est lui donner forme et sens. Désormais, l’image satellite semble supplanter la carte. Celle- ci, neutre en apparence, montre en réalité que seules les grandes puissances commerciales sont en capacités de nous offrir des images de la Terre. Plus encore certaines entreprises, comme Google (Maps, View, Earth) par exemple, ont désormais le monopole de notre appréhension du monde.
C’est aujourd’hui avec des images numériques que nous découvrons le territoire mais ces images ne sont que des reconstitutions, des fragments d’espace collés les uns à côté des autres. L’espace se construit donc virtuellement et parfois même fictivement. C’est le cas dans l’oeuvre Universal Texture de Clément Valla. Ces images issues de Google Earth montrent les incohérences du logiciel qui essaie de combler les manques en créant des formes absurdes. Le logiciel est donc en quelque sorte en train de redessiner le monde à partir de l’image du territoire. Plus encore, la carte devient elle-même le territoire comme dans la très célèbre nouvelle de Borgès. L’hyper-présence de la carte nous amène à perdre notre connaissance physique du monde, se superposant à l’échelle 1 sur le monde lui-même elle nous en fait perdre le sens et la substance. Nous ne faisons plus confiance à nos sens et préférons suivre le petit rond bleu sur notre smartphone au risque de se perdre dans les défauts du logiciel.
Les images prises de haut par des satellites sont présentées ici au mur, ce qui perturbe encore davantage notre compréhension de l’espace. Les incohérences du système nous sautent aux yeux et nous font face, non sans une certaine ironie.
Avant la multitudes des images satellites, les cartes étaient regroupées dans des Atlas, de gros livres, recueils de notre connaissances scientifiques de l’espace. Satelliten du Collectif Quadrature se présente sous la forme d’un bras articulé qui gribouille sur un espace très précis d’un atlas. Le stylo manipulé par ce bras robotisé montre les mouvements des satellites présents en temps réel au-dessus de l’espace réel figuré sur la carte. Très vite, les traits qui nous paraissent aléatoires dessinent un carré et le remplissent entièrement montrant ainsi la quantité des mouvements des satellites dans l’espace. Alors que nous sommes incapables de les pointer du doigt car ils sont invisibles à l’oeil nu, le stylo pointe la carte et rend manifeste ce qui normalement nous est caché. Alors que la carte montre à quel point l’Homme cherche à maîtriser le territoire, ici nous comprenons qu’un nouvel espace, le ciel, a été conquis. Ce dispositif reprenant le regard neutre et froid du satellite, n’est finalement qu’une métaphore du célèbre adage populaire : « quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt » – et nous permet de méditer dessus. Ce geste qui consiste à pointer du doigt est très significatif de l’imaginaire attribué à la carte. Il symbolise le choix, ce lieu que l’on cherche à rejoindre, prochaine destination de vacances… Mais, il est également la cible militaire.
Dans son œuvre Trackpad, Jean-Benoit Lallemant nous propose la cartographie invisible d’impacts de drones. Un dispositif caché au spectateur vient pointer l’arrière d’une toile de lin écru sur laquelle il n’y rien à voir, si ce n’est un relief qui apparaît et disparaît selon les impacts des bombes qui tombent sur le Yémen. Mais, finalement ici, les impacts pourraient avoir atterri sur n’importe quel territoire. Ce tableau n’est autre que la représentation abstraite d’une guerre à distance, réinventant en quelque sorte la peinture d’histoire. Le champ de bataille et ses soldats ont alors disparu au profit des drones nouveaux acteurs de la guerre. L’univers de la guerre est très présent dans le parcours Marseillais, les dernières technologies ont toujours été mises au service de celle-ci, technologies qui sont aujourd’hui également au service de l’Art. La deuxième guerre mondiale est la première guerre aérienne de l’histoire, la guerre froide est la guerre de la conquête de l’espace, les nouveaux conflits sont ceux des satellites et des drones.
Dans War Zone, Nicolas Maigret présente une vidéo qui montre la trajectoire de projectiles. Nous voyons comme si nous étions situés dans la tête du missile, on se rapproche de la zone d’impact sans pouvoir nous arrêter, sans pouvoir intervenir. Les trajectoires des missiles sont une reconstitution de trois jets provenant de trois guerres différentes, l’artiste s’est servi de Google Earth à partir des coordonnées réelles des trajectoires. Cette reconstitution nous montre l’évolution des technologies à travers l’histoire (de la Seconde Guerre Mondiale aux conflits contemporains).
Ces documents fictionnels créés sur la base d’archives réelles mettent en évidence la porosité entre les technologies militaires mises au service du civil. La question du point de vue est au centre de cette expérience, il s’agit de montrer le point de vue subjectif du missile tout en donnant au spectateur un point de vue imprenable sur le territoire. L’hyper-technologisation de la guerre ne doit pas nous faire oublier que dans ce genre de situation la machine ne peut pas tout.
C’est ce que nous rappelle Victoire Thierrée avec sa vidéo intitulée Birds of Prey. Nous survolons avec des faucons une base aérienne de l’armée, espace qui est normalement interdit au public. Des oiseaux de combats sont formés pour chasser les autres oiseaux présents protégeant ainsi le territoire de la base militaire et afin d’éviter les accidents d’avion au décollage. Comme les drones, ces oiseaux chassent une cible potentielle car ici le réel devient la principale menace. Le no-tech fait donc face à l’hyper-technologisation et nous montre que les hommes ne peuvent se passer de la nature toujours plus forte que n’importe quelle technologie. Le caractère patrimonial et presque bucolique de la fauconnerie rentre en contact avec le monde de la guerre. L’absurdité d’une volonté de contrôle finit donc par se retourner contre elle-même.
L’art comme la lévitation, c’est ce qui nous permet de prendre de la hauteur. Prendre du recul afin de pouvoir analyser le monde qui nous entoure. En changeant d’échelle, on peut recoller les morceaux et visualiser les choses dans leur ensemble, faisant cela, nous nous plaçons donc à l’exact opposé de la vision de la machine qui ne nous offre que des fragments de regard.
Dans DDOS (Distributed Denial of Service Attack), Place de la Bastille, Jean-Benoit Lallemant met en exergue cette dynamique. Il utilise des images captées sur Google Street View et les transforme en cube. L’image passe donc malgré elle de la 2D à la 3D. Sur la très célèbre place de la Bastille, les pavés se soulèvent du sol et deviennent un mur, une barricade sur une des places de Paris les plus chargées d’Histoire. Est-ce un appel à l’insurrection face à la profusion et la saturation des images, à la virtualisation, la pixellisation du monde ? Ces « pavés photographiques » prennent la forme de morceaux urbains et nous bloquent le passage, l’espace est réifié et le spectateur est ainsi gêné dans sa progression. Lorsque que nous ne pouvons plus prendre de la hauteur, l’artiste nous fait prendre des chemins de traverse et nous offre un nouveau point de vue. Si nous n’avons plus accès aux choses en baissant le regard, c’est qu’il faut désormais lever les yeux vers le ciel.
Plus aucune certitude n’est possible lorsque le mensonge des images devient la norme. Notre rapport au monde est en pleine mutation, perturbé par toujours plus de médias qui s’interposent entre le monde et l’expérience que nous en avons. Tout cela n’a plus ni queue ni tête, les repères s’inversent, le vrai, le faux ; le haut, le bas. Ces notions abstraites qui ont un jour fait sens pour nous se perdent dans l’expérience que nous offrent les nouvelles technologies. L’hyper-réalisme de la VR par exemple, nous déboussole, notre corps souffre d’une expérience qu’il ne comprend pas, les sens doivent tout réapprendre.
En 1897 paraît un article fondateur* dans l’histoire des sciences psycho-cognitives. Le professeur de l’Université de Berkeley, G.M. Stratton a mis au point des lunettes capables d’inverser la vision rétinienne soit de gauche à droite soit de haut en bas. Le cobaye alors est mis à mal et devient incapable de se repérer dans l’espace. Cependant, au bout de quatre jours le cerveau est apte à corriger les erreurs qui lui sont imposées et réussi à remettre les choses dans le bon sens. Cette expérience étrange s’il en est, prouve le caractère complètement abstrait de telles notions (le haut/le bas). C’est d’ailleurs un exercice très important pour les astronautes car une fois dans l’Espace et délivrés de la pesanteur plus rien de cela n’existe.
ll est donc important pour eux de se créer des repères virtuels. Sans technologie particulière, Ief Spincemaille nous permet de vivre cette expérience. Virtual Ground est un miroir à main qui se place non pas face à notre regard mais en dessous des yeux. Lorsque nous cherchons à voir le sol, c’est le ciel qui apparaît rendant ainsi la marche difficile. Alors que le sol devient le ciel, le paysage s’inverse. Bien que toujours sur la Terre ferme, nous sommes désormais en pleine lévitation.